INTERVIEW Écrivain et ancien ambassadeur de France, auteur notamment de L’Enchantement du monde publié chez Flammarion, Olivier Weber est membre du comité d’experts du Prix Culture pour la paix et a soutenu le dossier du Collectif Zoukak, lauréat cette année du Prix.
« En quoi l’action du Collectif Zoukak est-elle importante au vu de la situation des réfugiés au Liban ?
Le Moyen-Orient connaît un afflux de réfugiés tel que la capacité d’accueil de ces pays est complètement dépassée, en particulier au Liban. Omar Abi Azar [le fondateur du Collectif] met en place une politique de la main tendue et du sauvetage des âmes. Dans ces camps, qui regroupent 1,5 million de réfugiés de Syrie et d’Irak, ainsi que des Palestiniens, il propose une réponse artistique. Mais ce n’est pas de l’artistique élitiste : c’est en cela que son travail est très intéressant, axé notamment sur la parole qui libère. Son approche est tournée vers la culture populaire, grâce à laquelle il tente de résoudre les répercussions psychologiques de la guerre.
Comment avez-vous rencontré Omar Abi Azar et le Collectif Zoukak ?
Je ne l’ai pas rencontré mais j’en avais beaucoup entendu parler, et je l’ai eu au téléphone. Omar et moi avons le même combat : alors que lui intervient au Liban avec des ateliers de théâtres, j’organise des ateliers artistiques et d’écriture dans les camps d’Irak.
Il faut préciser ce qu’est l’art thérapie. Les victimes de la guerre – mais aussi les témoins – souffrent de syndromes post-traumatiques. L’art thérapie essaye de les sortir d’un état d’atonie et prend en charge leurs souffrances et ce stress, notamment par des programmes de verbalisation. Même quand vous avez été seulement témoin de la guerre, vous devenez victime, car l’atonie vous touche aussi. Dans le cas d’un viol, c’est l’atonie totale. J’ai récemment rencontré dans le nord de l’Irak une jeune fille de dix-sept ans, Salma, qui a été « multivendue » à Daech – c’est-à-dire, multiviolée. Elle a fait trois tentatives de suicide. Pourtant, elle veut parler ; elle m’a dit : « Il ne faut plus se taire. D’autres femmes n’arrivent pas à en parler ; je le dis pour elles. » Elle a très envie d’aider, de former à son tour. La situation des femmes qui ont subi des violences est particulièrement douloureuse dans les camps de réfugiés. Quand on parle de « violences » faites aux femmes, il faut savoir que c’est de viols dont il s’agit. Quand on est dans ce cercle, il y a un effet de double peine : ces femmes sont rejetées par leurs familles, quelle que soit leur religion, consciemment ou inconsciemment. Même quand elles n’en ont pas l’intention, elles les perçoivent souvent comme « impures ». L’idée est de les sortir de ça. La psychanalyse, basée sur un processus long, est inadéquate à la situation en Irak ou au Liban : alors, l’une des solutions est l’art thérapie, qui est aussi une thérapie collective. Ça peut prendre des formes très différentes : par le jeu, par la danse, par le dessin, par la photo…
Omar se rend dans des camps pour y monter des pièces de théâtre : il propose, par exemple, de monter une pièce et demande qui serait intéressé pour participer. Les réfugiés répètent, mais écrivent aussi : c’est la verbalisation. On arrive à mettre des mots sur le mal. Les effets de cette verbalisation vont bien au-delà des participants : une fois écrite et produite, première phase, la pièce est jouée et donc montrée, deuxième et troisième phases. Elle est montrée à un large public, mais surtout à la famille, aux amis, à ceux qui ne peuvent pas parler. C’est un relais supplémentaire.
Selon vous, quelle est la plus-value d’un programme artistique pour répondre à des enjeux sociétaux ou géopolitiques ?
Il s’agit d’initiatives avec des résultats à la marge.
En Syrie, d’après les dernières données, il y a eu 1 million de morts, et 10 millions de « déplacés de l’intérieur » et de réfugiés. La population de Syrie, c’était 20 millions : c’est-à-dire qu’aujourd’hui, un Syrien sur deux est un réfugié ou déplacé.
Zoukak, c’est un effet de tremplin. Ce théâtre, qui produit quelques pièces dans l’année et qui s’adresse à trois cents personnes, va sauver des milliers de vies, avec très peu de frais. Il faut savoir que les victimes de ces maux, si elles ne se suicident pas, vivent avec des souffrances immenses, surtout les femmes et les enfants. À titre d’exemple, en Irak, on constate une croissance exponentielle de femmes malades du cancer. Les sbires de Daech avaient emprisonné des femmes yézidies. Ils leur ont donné à manger un plat. Puis, quand elles ont eu mangé, ils leur ont révélé qu’il s’agissait de la chair de leurs propres enfants. Comment voulez-vous vivre avec ça ?
Avec l’art thérapie, on ne sauve pas tout le temps des vies, mais on peut en sauver. Même si ça sauve à la marge, c’est important. Ce sont de petites actions pour la paix, mais elles sont vitales. Quand j’ai appelé Omar, il était ému et extrêmement fier. Pour moi, l’avenir repose sur ces micro-actions des humanitaires locaux : des Afghanes, des Maliennes, des Pakistanaises… J’en parle au féminin car souvent, il s’agit de femmes. À l’ONU, quand vous proposez des actions, il y a généralement un blocage d’une nation ou d’une autre, en raison de la règle du consensus. Ce ne sont pas tant l’ONU et ses agences qui vont faire avancer les choses en matière de soulagement des souffrances dues aux guerres que les sociétés civiles sur le terrain. Et l’art fait partie de la société civile.
Zoukak permet aussi de sauver des jeunes enfants d’un futur destin de psychopathe terroriste. J’ai croisé d’anciens enfants-soldats. Ils ne connaissent plus leur langue maternelle, ils chantent des chansons de guerre de Daech et jouent à tirer au bazooka avec des morceaux de bois. Ces enfants, il faut les aider, et le théâtre permet de se réappropier sa vie.
Je pense au proverbe chinois qui dit qu’il ne faut pas donner du poisson, mais apprendre à pêcher. Il y a une longue tradition européenne de formation de formateurs. Zoukak, c’est un formateur du Sud, qui va former de futurs formateurs « aux pieds nus ».
Zoukak ne va certes pas sauver toutes les victimes de la guerre mais, en récompensant cette compagnie théâtrale, on encourage d’autres Zoukak à se créer. »
Propos recueillis le 26.10.17