INTERVIEW. Avocate, Dinushika Dissanayake a exercé à la Cour Suprême et à la Cour d’Appel de Colombo. Comme professionnelle et comme activiste, elle a œuvré personnellement à l’émergence d’une justice transitionnelle au Sri Lanka, ainsi que pour le respect des droits de l’homme en Asie du Sud. Le 18 décembre 2018, elle recevait le Prix Chirac pour la prévention des conflits. Une récompense qui distingue des femmes et des hommes de la société civile qui se battent, au quotidien et parfois au péril de leur vie, pour la paix et le dialogue dans leur pays.
Comment êtes-vous venue à mener le travail pour lequel vous êtes récompensée aujourd’hui ?
Il me semble que le Prix fait référence à différents travaux ; je peux vous parler de l’une de ces initiatives, qui a concerné l’accessibilité de la loi foncière au Sri Lanka. Tout a commencé en 2014, alors que je dirigeais le programme sur les droits économiques, sociaux et culturels à l’association Law and Society Trust (LST). Avec mon équipe, nous avions décidé de vulgariser la loi foncière pour que les gens puissent mieux comprendre quels étaient leurs droits. En effet, les différentes lois relatives aux terrains étaient si compliquées que même un juriste peinait à les maîtriser. Certaines avaient plus de cent ans et avaient été amendées d’innombrables fois. Nous avons donc résumé ces lois, ainsi que la façon dont les droits fonciers sont protégés, dans un petit manuel de dix pages. Avec ce livret, nous organisions des ateliers partout dans le pays, pour échanger avec les gens, pour leur apprendre quels étaient leurs droits et comment les réclamer auprès des représentants de l’État ou auprès de la police. Nous avons doublé cette action avec l’installation d’affiches dans les bureaux gouvernementaux. Ces affiches expliquent quels sont les droits et ce que l’État peut et ne peut pas faire en matière de droit foncier. Des choses très simples, comme le fait, par exemple, que si votre terre est réquisitionnée par l’État, vous devez être informé de la raison qui justifie cette réquisition. Personne ne peut venir et tout simplement vous prendre votre terre. Ce doit être pour l’intérêt public et ce qui est un intérêt public est précisément défini par la loi et par la jurisprudence. Ces actions de vulgarisation ont permis de conforter le pouvoir des gens sur leurs propres droits et de renforcer leur capacité à les faire valoir. Nous nous sommes également mis en contact avec un réseau d’avocats qui offraient des services bénévoles ou à tarif réduit aux les personnes victimes de spoliation de terres, si bien que nous pouvions orienter des personnes dans le besoin vers l’un d’entre eux. Nos ateliers étaient l’occasion, pour les gens, de poser leurs questions et d’y trouver une réponse de la part de l’avocat qui animait la rencontre.
Dans le cadre de ce programme, nous travaillions aussi étroitement avec les représentants locaux de l’État, avec les agents des Terres, pour augmenter la redistribution foncière dans les différentes régions du Sri Lanka. Comme vous le savez, après la guerre, de nombreuses familles sont restées sans terre ; elles avaient été victimes d’une confiscation par l’armée ou par d’autres organismes d’État et attendaient toujours une restitution. Au Sri Lanka, la terre peut être distribuée aux personnes qui n’en n’ont pas grâce à un certain processus juridique prévu par la loi. Nous avons plaidé pour l’application de ce processus à l’échelle locale et ainsi obtenu la délivrance de permis fonciers. Au moment où je vous parle, environ dix mille permis ont été attribués dans les régions où nous travaillons, ce qui signifie que dix mille familles ont retrouvé une terre. Cependant, la question foncière demeure un problème majeur au Sri Lanka, et une grande partie des terres confisquées doivent encore être redistribuées.
Quelles difficultés pouvez-vous rencontrer, quand vous travaillez sur ce sujet ?
Historiquement, la terre a toujours été une source de conflits au Sri Lanka. Depuis l’époque coloniale britannique, elle est utilisée pour opprimer et nier les droits des personnes. Dans une société agraire, les gens sont très attachés à la terre. Ce n’est pas qu’une ressource, c’est aussi un facteur de dignité. La terre, d’une certaine manière, c’est toute la vie. Si bien que, lorsqu’on en vient à travailler sur cette question, il y a souvent des défis. Des militaires qui refusent de rendre les parcelles, des communautés qui ont bénéficié des confiscations, des grandes entreprises qui ont investi dans des terrains… La difficulté principale consiste à naviguer parmi ces différents acteurs, qui s’opposent à ce que la loi soit vulgarisée et les personnes formées à réclamer leurs droits. Mais je pense que, du fait que nous travaillons à une échelle très locale, nous avons échappé à certaines oppositions que d’autres militants des droits fonciers ont dû affronter. Nous ne nous attaquons pas directement aux chefs de l’armée par exemple, mais nous travaillons avec les pouvoirs locaux, que nous pouvons convaincre de redistribuer des terres, sans nous attirer trop de menaces.
Que pensez-vous de la situation actuelle au Sri Lanka ?
En ce début d’année 2019, je peux seulement espérer que nous avons appris de nos erreurs passées. Après les troubles politiques d’octobre dernier, il est devenu plus que jamais important de consolider nos acquis démocratiques et d’ancrer l’État de droit dans toutes nos institutions. Depuis 2015, de nombreux investissements ont été réalisés pour garantir l’indépendance de la justice et la solidité des institutions publiques. Ainsi, la Cour suprême et la Cour d’appel ont pu protéger la démocratie et la loi durant ces périodes sombres de notre histoire qu’ont été novembre et décembre 2018. Cependant, il n’est pas sûr que les troubles soient terminés, car les causes de l’instabilité politique n’ont pas été traitées. En tant que militante des droits de l’homme, je redoute un retour à une situation où les droits humains ne seraient plus protégés. Beaucoup de choses ont été améliorées ces trois dernières années : liberté d’expression, liberté de réunion et d’association… Ce sont des étapes significatives, mais d’autres sujets très importants, comme la responsabilité dans les crimes commis durant la guerre, n’ont pas connu de progrès. Depuis trois ans, on nous assure que des enquêtes et des poursuites vont être menées sur de graves cas de violation des droits de l’homme, mais nous attendons encore de les voir. Nous ne savons toujours pas où ont été emmenés certains disparus. Que leur est-il arrivé ? Qui est responsable ? Dans certains cas, les culpabilités paraissent avoir été établies mais aucune poursuite n’a pourtant été engagée. Il y a donc encore beaucoup à faire et, en mars 2019, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU examinera le Sri Lanka. Cela marquera un tournant important en matière de garantie des droits de l’homme dans le pays.
Quels sont vos projets à venir ?
Aujourd’hui, je travaille à Amnesty International. La plupart de nos missions concernent les infractions aux droits de l’homme dans toute la région du Sud de l’Asie. Pour le Sri Lanka, nous continuons à mener nos actions sur la responsabilité, au sein du projet de justice transitionnelle dans lequel le gouvernement s’est engagé en 2015. Dans d’autres endroits, nous travaillons sur les disparitions forcées et aidons les familles des disparus à obtenir justice. J’ai travaillé personnellement sur le cas d’un jeune homme emprisonné trois ans aux Maldives, sur de fausses accusations. La Cour des Maldives l’a depuis relâché et il a pu rentrer au Sri Lanka en novembre dernier. Parmi les travaux qui m’intéressent, il y a la recherche sur la nature interdisciplinaire des droits de l’homme. Comment une violation des droits civils et politiques, telle qu’une disparition, engendre-t-elle des conséquences sur les droits sociaux, économiques et culturels ? Comment affecte-t-elle le droit à l’éducation, à la santé, à la dignité ? Je pense que le temps est adéquat pour repenser certains de ces droits, alors que nous célébrons les 70 ans de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Il semblerait que le monde ait oublié quelques-unes des promesses qui y sont proclamées, en particulier en matière de garantie de l’égalité et de la dignité. Alors que les gouvernements protègent de plus en plus certains droits politiques, ils laissent à la marge des droits économiques, sociaux et culturels. Au nom du développement, les ressources allouées à la santé, à l’éducation et même au droit d’accès des personnes à la terre et aux ressources naturelles, ont été refusées ou limitées. Ainsi, nous pensons que les grandes entreprises et l’investissement privé ont été privilégiés, souvent au détriment des droits des personnes. Le droit au logement, par exemple. Dans beaucoup de grandes villes d’Asie, le coût de la vie est en hausse : que cela signifie-t-il pour les paysans qui sont chassés de leurs terres pour cause de privatisation ? Où vont-ils vivre ? Dans des bidonvilles ? Où est la dignité humaine dans ce cas ?
Qu’est-ce que le Prix Chirac pour la prévention des conflits va vous apporter ?
Une chose qui m’a souvent frustrée, lors de mes recherches sur des violations des droits de l’Homme, est de rencontrer des communautés, des gens dans le besoin, sans pouvoir les aider. Je souhaiterais utiliser ce prix pour soutenir ces personnes. J’envisage ainsi de créer un fonds pour financer, tous les ans, une ou plusieurs causes. Cela pourra être le dépôt d’une requête sur un droit fondamental devant la Cour suprême, le dépôt d’une action en habeas corpus pour retrouver une personne disparue, et donc soutenir des familles de victimes dans leurs démarches judiciaires… ou même envoyer un enfant à l’école, si l’un de ses parents est porté disparu. L’idée est d’épauler, de soutenir ces familles privées de celui ou celle qui gagnait le pain, en attendant qu’elles puissent s’en sortir, trouver une solution. J’espère vraiment que ce fonds correspondra aux aspirations de la fondation Chirac et permettra de traiter les causes profondes des conflits au Sri Lanka. Remporter ce prix est un véritable privilège. Cela m’a aussi donné beaucoup de courage ; souvent, lorsque l’on travaille sur les droits de l’homme, en coulisses et dans la sphère quotidienne, on ne reçoit aucune reconnaissance. Je me sens extrêmement humble d’avoir gagné le Prix pour la prévention des conflits. J’espère seulement pouvoir continuer ce travail et ainsi faire justice à la distinction dont la fondation Chirac m’a honorée.
Propos recueillis le 19 décembre 2018.
Photographie : © Michèle Garrec